Dans le courant du mois d’aout 1864, l’amiral de la
Grandière reçut d’un cambodgien nommé Prea-ang-phim une lettre, ou plutôt une
déclaration par laquelle cet individu se prétendait fils de l’ancien Obbarach
Prea-ang-em, et il revendiquait ses droits à la couronne du Cambodge.
C’est cet
aventurier qui devint plus tard célèbre sous le nom d’Assoa. Il fut évincé par les Annamites avec l'apparition de Pu Combo aux ambitions similaires (Pu Combo 1866 1ere partie, Pu Combo 2eme partie les débuts de la révolte de 1866)
Ces deux ambitieux étaient moralement et effectivement soutenus par les mandarins annamites, qui étaient bien aises que nous fussions assez occupés au Cambodge pour ne pas songer à les déloger des provinces de l’ouest, devenues les arsenaux de tous les prétendants, les pirates et les bandits, disposés à exercer leur industrie dans nos possessions ou au Cambodge.
Ces deux ambitieux étaient moralement et effectivement soutenus par les mandarins annamites, qui étaient bien aises que nous fussions assez occupés au Cambodge pour ne pas songer à les déloger des provinces de l’ouest, devenues les arsenaux de tous les prétendants, les pirates et les bandits, disposés à exercer leur industrie dans nos possessions ou au Cambodge.
On fit passer
cette lettre à Oudong, afin d’avoir des éclaircissements sur l’origine du
signataire et la valeur de ses prétentions. Il était important, en effet,
d’être bien renseigné sur ces divers points, bien qu’on ne fût point disposé à
Saïgon à intervenir, pour le moment du moins, en faveur de ce prétendant. Il
suffisait à nos intérêts que le trône du Cambodge fût occupé par un prince
accepté par ses sujets et qui fût fidèle et dévoué à la France. On fit
comprendre ces choses-là au roi Norodom ; on lui fit sans doute aussi
remarquer que les concurrents ne manquaient pas et que son règne serait
précaire si notre appui venait à lui maquer ou à se reporter sur un de ses
compétiteurs.
Disons de suite que cet Assoa était un aventurier. Il avait
été l’esclave d’un mandarin cambodgien à Oudong. En 1859, il s’enfuit dans la
province de Baphnom, se fit passer pour inspirer et excita quelques troubles.
Le gouverneur de cette province le fit saisir et l’envoya à Oudong. Le roi
Ang-Duong lui fit grâce, après quelques mois de chaîne, et il le rendit à son
maître, le Luc-prea-sdach. À cette époque, Assoa passait pour une sorte de fou
aucunement dangereux.
A la mort de Ang-Duong, Assoa se sauva de nouveau ; il
alla à Angcor, où il commençait à se conduire comme autrefois à Baphnom ;
mais ayant appris que le gouverneur de cette province siamoise prenait des
dispositions pour le faire arrêter, il quitta le pays et il se rendit sur le
territoire annamite à Tinh-biên, province de Chaudoc, au milieu d’une
population de Cambodgiens établis au pied des montagnes qui bordent le canal de
Hatien au sud.
Là, afin de se donner du prestige aux yeux des habitants
crédules au milieu desquels il se trouvait, il se fit passer pour le prince
Ang-phim, fils de l’ancien Obbarach Ang-Em. Le véritable Ang-Phim était mort
fou à Bangkok depuis longtemps ; il avait habité Chaudoc pendant dix ans
et était connu des mandarins annamites. Néanmoins, ceux-ci affectèrent de
prendre au sérieux le rôle que se donnait Assoa ; ils le traitèrent, en
apparence, avec beaucoup d’égards et ils le mirent en relation avec les chefs
cambodgiens révoltés contre l’autorité du roi. Les annales vont nous faire
connaitre les prouesses de cet homme exalté ou fou.
Dans les premiers jours de septembre, des troubles
éclataient dans les provinces du sud-ouest du Cambodge. Le roi, et le
représentant de la France à Oudong, en avaient informé le gouverneur de la
Cochinchine, et l’on apprit par le consul de France à Bangkok que le
gouvernement siamois avait aussi reçu la même communication de la part de
Norodom. Cela établissait que le roi du Cambodge ne renonçait aucunement à
l’intervention des Siamois dans les affaires de son royaume. Mais une preuve
plus patente des bons rapports entre les deux cours arrivait de Singapore où un
journal anglais imprima dans ses colonnes le texte d’un traité passé en
décembre 1863, quelques mois après le nôtre, entre les rois de Siam et du
Cambodge. Ce traité avait été tenu secret à Oudong et à Bangkok, et l’on ne
sait par suite de quelle indiscrétion il avait pu se trouver en possession d’un
journaliste anglais. Ce traité était le pendant de deux nations rivales. Il se
figurait que les choses pourraient aller ainsi et qu’il pourrait vivre en paix,
lui, pendant que les protecteurs se chamailleraient.
Le représentant du protectorat français fit entendre au roi
des paroles sévères ; il demanda, de la part du gouverneur de la
Cochinchine, des explications au sujet de certains articles de ce traité
secret, et il se mit à surveiller de plus près les menées de la cour de Siam,
dont la tendance à accroitre sa fatale influence au Cambodge n’était que trop
manifeste.
M. le consul de France à Bangkok annonçait la résolution du
roi de Siam de renvoyer le prince Prea-kêu-féa au Cambodge. L’amiral de la
Grandière demanda l’ajournement de cette mesure et s’informa, auprès de Norodom
lui-même, si la présence de ce prince dans le royaume n’aurait pas des
inconvénients. A la suite de ces communications, il fut décidé que le
Prea-kêu-féa resterait éloigné jusqu’à nouvel ordre.
C’est dans le mois de septembre 1864 que, pour la première
fois, Norodom témoigna le désir d’instituer un ordre de chevalerie.
L’aventurier Assoa, qui s’était établi sur la frontière,
entre Chaudoc et Hatien, et qui faisait des incursions au Cambodge fort
gênantes pour la population, craignant sans doute d’être chassé du lieu où il
s’était fixé et d’être, sur notre demande, livré par les Annamites, demanda, en
décembre 1864, à l’autorité française la permission de s’établir dans la
province de Mytho avec trois cents de ses partisans. Cette autorisation lui fut
accordée, mais il n’en profita pas.
En janvier 1865, le prince Prea-kêu-féa, toujours proscrit à
Siam, obtint du gouvernement siamois de se rendre à Battambang, où il avait à
présider à la cérémonie de la crémation du corps d’une de ses premières femmes
qui venait de mourir. Avant de partir, le prince avait laissé au gouvernement
et au consulat de France la promesse écrite qu’il n’essaierait pas de pénétrer
au Cambodge, et qu’une fois la fête finie, il rentrerait à Siam.
Arrivé à Battambang, le prince députa quelques mandarins de
sa suite à l’amiral de la Grandière, afin de l’informer de sa présence sur la
frontière du Cambodge, de lui faire présenter ses devoirs et tâcher surtout de
le décider à s’employer pour obtenir qu’il pût rentrer dans son pays,
promettant, si on lui accordait cette faveur, d’être fidèle au roi, son frère
ainé, et de ne lui causer jamais aucun embarras.
L’amiral fit dire au prince qu’il avait à tenir d’abord ses
promesses en retournant à Bangkok, mais qu’il ne voyait pas d’inconvénient à ce
qu’il vint plus tard s’installer à Saïgon avec sa famille, si tel était son
désir, et qu’il mettait à sa disposition, pour le conduire dans notre colonie,
un navire de guerre français qui devait se rendre à Bangkok à la fin de
février. L’amiral promettait au prince ses bons offices pour lui obtenir du roi
une pension suffisante pour lui permettre de vivre et de faire bonne figure à
Saïgon.
C’était là un bon plan de campagne, car le prince pouvait
être directement surveillé par nous à Saïgon ; nous retirions aux Siamois
une partie de leur influence et de leurs moyens d’action et nous gagnions, nous
un bon remède à appliquer sur les infidélités et les amours changeantes de S.M.
Norodom.
Prea-kêu-féa (qui plus tard jouera un rôle dans la maitrise de la rebellion de Pou Combo en 1866-1867) arriva à Saïgon le 9 mai 1865. Norodom fut
avisé de l’arrivée de son frère dans notre colonie, et des mesures qui avaient
été prises pour le surveiller et l’empêcher d’entreprendre quoi que ce soit qui
pût troubler la tranquillité du Cambodge et gêner l’action des hommes chargés
de son administration. Le traitement du prince interné à Saïgon fut porté à la
somme de quatorze mille francs par an, à prendre sur le trésor du roi du
Cambodge.
Dans le mois de juin 1865, Assoa agita les provinces du
sud-ouest du Cambodge ; il se disait prince, lui aussi, et prétendant à la
couronne. Afin de déjouer au début les manœuvres de cet aventurier, le
représentant français fit afficher des proclamations tendant à éclairer les
habitants sur les pièges qu’on leur tendait et déclarant que l’autorité
française était bien décidée à combattre cet imposteur, ainsi que ses partisans
et à les traiter avec la dernière rigueur.
Vers le commencement de juillet 1865, l’amiral fit au
gouverneur annamite de la province de Chaudoc, qui était allé le voir à Saïgon,
des représentations au sujet de son indifférence, ou du peu d’empressement
qu’il mettait à repousser les rebelles cambodgiens qui agitaient les provinces
du sud du royaume, et qui faisaient sur le territoire annamite de fréquentes
incursions pour se ravitailler, ou se mettre à l’abri lorsqu’ils étaient
poursuivis et serrés de trop près. Ce gouverneur promit de faire traquer les
factieux s’ils se représentaient chez lui et d’agir, enfin, conformément aux
intérêts de l’autorité établie au Cambodge.
De son côté, le représentant du protectorat, instruit de
l’appui que l’autorité annamite prêtait aux rebelles, partit pour Chaudoc sur
le navire qu’il commandait, afin de réclamer et, au besoin, d’imposer au
gouverneur une conduite plus correcte et lui rappeler les obligations qui
incombent à une puissance limitrophe d’un pays en révolution. Cet officier
signa avec le gouverneur de Chaudoc un arrangement par lequel celui-ci
s’engageait :
1° A laisser passer sur le territoire annamite les troupes
que Sa Majesté le roi du Cambodge enverrait dans le sud pour reprendre les pays
occupés par Assoa.
2° Le gouverneur de Chaudoc devait faire connaitre à toutes
les autorités provinciales sous ses ordres que le territoire annamite était
interdit à Assoa et à ses partisans.
L’amiral de la Grandière écrivait, à la date du 09 août
1865, au vice-roi de Vinh-long pour se plaindre des procédés des petits
mandarins annamites, qui continuaient à donner asile aux rebelles, malgré les
engagements pris par leurs chefs à l’égard de la France. À Chaudoc,
contrairement à l’article premier de la convention précitée, on retenait un
chef malais nommé Tuon-sait, envoyé d’Oudong pour s’emparer d’Assoa. Sommé de
s’expliquer sur ses actes, si peu conformes à ses engagements écrits, le
gouverneur de Chaudoc répondit que Tuon-sait, bien que de race malaise, était
sujet annamite, puisqu’il habitait depuis longtemps la Cochinchine, et qu’il
avait librement accepté du gouvernement de Hué l’administration d’un village
malais, fort important, situé en face de Chaudoc, sur la rive gauche du fleuve
postérieur. De plus ce chef malais avait eu tort de ne point avertir
préalablement l’autorité annamite, dont il relevait, avant de se rendre au
Cambodge pour se mettre à la disposition des chefs de ce pays, afin de les
débarrasser d’Assoa. Cependant, le Ong-Tong-Doc de Chaudoc voulut bien
consentir à laisser le Malais traverser son territoire pour tenter de s’emparer
d’Assoa dans un coup de main, à condition que ce chef malais revienne ensuite
dans son village reprendre ses fonctions.
Au mois de septembre 1865, à la faveur des troubles suscités
par Assoa dans les provinces côtières, la piraterie reprenait de plus belle
dans le golfe de Siam, et nous n’avions précisément à Saïgon aucun navire
disponible qui pût être envoyé sur les lieux pour détruire ces pirates.
Dans une visite que le vice-roi de Vinh-long fit au
gouverneur de la Cochinchine, en septembre 1865, ce haut fonctionnaire
renouvelait ses promesses de nous aider à poursuivre les perturbateurs du
Cambodge.
Quelques jours après Assoa, traqué et craignant d’être pris,
écrivit à l’amiral Roze, gouverneur par intérim de la Cochinchine, pour lui demander
l’autorisation de se retirer sur le territoire français. L’amiral ne lui
répondit pas par écrit, de crainte qu’il ne fit de sa lettre le mauvais usage
qu’il avait fait dans le temps d’une dépêche pourtant sévère de l’amiral de la
Grandière, en la montrant aux populations comme une preuve des bons rapports
qu’il disait exister entre lui et les Français ; mais il lui fit savoir
que s’il se présentait sur le territoire français, et qu’il y fit de suite acte
de soumission, il ne lui serait fait aucun mal et qu’on lui accorderait la
faveur de vivre tranquille et libre dans le lieu qu’on lui indiquerait.
La démarche d’Assoa n’était qu’un calcul, une manœuvre pour
parer à un besoin quelconque du moment. En attendant, il s’étendait et gagnait
de plus en plus du terrain au Cambodge. Assoa se tenait personnellement à
portée des mandarins annamites, dont il continuait, malgré tout à demander et
obtenir des secours.
L’amiral Roze somma, à la date du 14 octobre 1865, le
vice-roi de Vinh-long d’avoir à livrer Assoa et ses principaux complices, et il
expédia une grande canonnière pour appuyer cette demande impérative. Ce n’était
pas sans raison que l’autorité française se montrait, enfin, fatiguée de
l’indifférence et même de la mauvaise volonté des chefs annamites : les
rebelles allaient et venaient dans les provinces de Chaudoc et d’Hatien sans
être aucunement inquiétés, et le premier lieutenant d’Assoa, A-kau, avait sa
famille à Chaudoc, s’y présentait lui-même souvent sans se cacher et sans qu’on
songeât à le molester le moindrement. Enfin, vers le mois de novembre, les
mandarins annamites, pressés et menacés s’ils ne livraient pas Assoa, firent
une démonstration, qui n’était encore qu’une duperie ; ils levèrent six
cents hommes et annoncèrent bruyamment qu’ils allaient arrêter Assoa à
Compong-Crabau.
Comme on n’entendait pas parler des mouvements de cette
colonne, le gouverneur cambodgien de Treang se rendit en cachette à Chaudoc, le
14 novembre 1865, où il apprit de source sûre qu’il ne serait rien entrepris de
sérieux contre Assoa, avant le retour d’un courrier qu’on avait expédié à Hué
pour prendre, sans doute, les ordres de l’empereur d’Annam. En attendant, on
avait invité le chef rebelle à passer le canal d’Hatien, c’est-à-dire la
frontière annamite, ce qu’il fit aussitôt mais sans s’éloigner sensiblement,
car il resta sur les confins de la province de Treang, qui s’appuie sur le
canal. De cette manière, la responsabilité des mandarins annamites se trouvait
couverte, sans que la situation respective des uns et des autres fût modifiée.
Assoa se trouva pourtant un peu plus exposé aux poursuites des troupes royales
du Cambodge, et pour parer à cet inconvénient il fortifia son campement.
En novembre 1865, l’amiral de la Grandière revint de France
apportant la croix de la Légion d’honneur pour Norodom.
Dans les premiers jours de janvier 1866, les gouverneurs de
Chaudoc et d’Hatien, qui s’étaient le plus compromis, allèrent à Saïgon
renouveler leurs protestations d’amitié et leur ferme volonté de s’emparer
d’Assoa. Pour prouver la sincérité de leur déclaration, ils remirent au
gouverneur de notre colonie deux petits chefs rebelles absolument
insignifiants, quatre éléphants et deux canons pris sur les insurgés.
Le vice-roi de Vinh-long, lui, partit pour Hué, afin de
rendre compte à son gouvernement de la situation et demander des instructions
précises sur la manière dont il devait naviguer au milieu des écueils qui
l’entouraient. Il était de retour de son voyage et il passait à Saïgon le 26
janvier 1866, se rendant à son poste. Il ne fut pas possible de le faire
s’expliquer clairement sur les motifs de son voyage à Hué, mais on les devina
aisément et on crut reconnaitre à son attitude qu’il rapportait, enfin, des
ordres pour donner au gouvernement de Saïgon les satisfactions qu’il demandait,
c’est-à-dire la neutralité des Annamites dans la rébellion qui s’était produite
tout près d’eux au Cambodge, l’arrestation et le désarmement des rebelles s’ils
se réfugiaient dans les provinces relevant de lui.
Ce fut dans le mois de février 1866 que l’on s’occupa des
préparatifs de l’exploration de la vallée du Mécong, ordonnée par le ministre
de la marine. L’amiral de la Grandière en confia la direction à M. de Lagrée,
capitaine de frégate, alors représentant du protectorat français au Cambodge
qui méritait à tous les points de vue le choix dont il était l’objet. Le départ
de Saïgon de la commission d’exploration du fleuve eut lieu le 5 juin 1866.
Nous avons laissé Assoa s’agiter dans les provinces du
sud-ouest pour nous occuper des événements plus graves qui se précipitaient
dans l’Est sous l’impulsion de Pucombo (également à la t^te d'une rebellion avec le même objectif de conquérir la royauté du Cambodge, voir Pu Combo 1866 1ere partie, Pu Combo 2eme partie les débuts de la révolte de 1866).
Les
Annamites livrent Assoa pariant sur Pucombo
Les autorités annamites se décidèrent enfin à agir contre
Assoa, qui fut arrêté, blessé grièvement et livré au gouvernement de Saïgon, le
19 août 1866. Ce fut là une mesure adroite. Assoa était devenu plutôt gênant
qu’utile aux ennemis du roi et aux nôtres ; c’était d’ailleurs trop de
deux prétendants à la fois pour la couronne du Cambodge ; les réunir,
c’eut été impossible car ils visaient au même but ; les laisser agir
séparément, c’était diviser ses moyens d’action et s’affaiblir. Il fallait
absolument sacrifier un de ces prétendants et le choix tomba sur Assoa, qui
était le moins puissant, et qui fut la victime de cette nouvelle intrigue des
Annamites, qui s’étaient arrangés de manière à concentrer, à fortifier la
révolution qui s’accomplissait au Cambodge, tout en donnant une satisfaction
éclatante à l’autorité française en lui livrant Assoa qu’elle réclamait depuis
si longtemps.