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mardi 8 mai 2018

Assoa, concurrent malheureux de Pou Combo, autre prétendant au trone du Cambodge. Les prémices de la révolte de 1866 qui menaça le roi Norodom et la Cochinchine française


Dans le courant du mois d’aout 1864, l’amiral de la Grandière reçut d’un cambodgien nommé Prea-ang-phim une lettre, ou plutôt une déclaration par laquelle cet individu se prétendait fils de l’ancien Obbarach Prea-ang-em, et il revendiquait ses droits à la couronne du Cambodge. 
C’est cet aventurier qui devint plus tard célèbre sous le nom d’Assoa. Il fut évincé par les Annamites avec l'apparition de Pu Combo aux ambitions similaires (Pu Combo 1866 1ere partie, Pu Combo 2eme partie les débuts de la révolte de 1866)

Ces deux ambitieux étaient moralement et effectivement soutenus par les mandarins annamites, qui étaient bien aises que nous fussions assez occupés au Cambodge pour ne pas songer à les déloger des provinces de l’ouest, devenues les arsenaux de tous les prétendants, les pirates et les bandits, disposés à exercer leur industrie dans nos possessions ou au Cambodge.

On fit passer cette lettre à Oudong, afin d’avoir des éclaircissements sur l’origine du signataire et la valeur de ses prétentions. Il était important, en effet, d’être bien renseigné sur ces divers points, bien qu’on ne fût point disposé à Saïgon à intervenir, pour le moment du moins, en faveur de ce prétendant. Il suffisait à nos intérêts que le trône du Cambodge fût occupé par un prince accepté par ses sujets et qui fût fidèle et dévoué à la France. On fit comprendre ces choses-là au roi Norodom ; on lui fit sans doute aussi remarquer que les concurrents ne manquaient pas et que son règne serait précaire si notre appui venait à lui maquer ou à se reporter sur un de ses compétiteurs.
Disons de suite que cet Assoa était un aventurier. Il avait été l’esclave d’un mandarin cambodgien à Oudong. En 1859, il s’enfuit dans la province de Baphnom, se fit passer pour inspirer et excita quelques troubles. Le gouverneur de cette province le fit saisir et l’envoya à Oudong. Le roi Ang-Duong lui fit grâce, après quelques mois de chaîne, et il le rendit à son maître, le Luc-prea-sdach. À cette époque, Assoa passait pour une sorte de fou aucunement dangereux.
A la mort de Ang-Duong, Assoa se sauva de nouveau ; il alla à Angcor, où il commençait à se conduire comme autrefois à Baphnom ; mais ayant appris que le gouverneur de cette province siamoise prenait des dispositions pour le faire arrêter, il quitta le pays et il se rendit sur le territoire annamite à Tinh-biên, province de Chaudoc, au milieu d’une population de Cambodgiens établis au pied des montagnes qui bordent le canal de Hatien au sud.
Là, afin de se donner du prestige aux yeux des habitants crédules au milieu desquels il se trouvait, il se fit passer pour le prince Ang-phim, fils de l’ancien Obbarach Ang-Em. Le véritable Ang-Phim était mort fou à Bangkok depuis longtemps ; il avait habité Chaudoc pendant dix ans et était connu des mandarins annamites. Néanmoins, ceux-ci affectèrent de prendre au sérieux le rôle que se donnait Assoa ; ils le traitèrent, en apparence, avec beaucoup d’égards et ils le mirent en relation avec les chefs cambodgiens révoltés contre l’autorité du roi. Les annales vont nous faire connaitre les prouesses de cet homme exalté ou fou.
Dans les premiers jours de septembre, des troubles éclataient dans les provinces du sud-ouest du Cambodge. Le roi, et le représentant de la France à Oudong, en avaient informé le gouverneur de la Cochinchine, et l’on apprit par le consul de France à Bangkok que le gouvernement siamois avait aussi reçu la même communication de la part de Norodom. Cela établissait que le roi du Cambodge ne renonçait aucunement à l’intervention des Siamois dans les affaires de son royaume. Mais une preuve plus patente des bons rapports entre les deux cours arrivait de Singapore où un journal anglais imprima dans ses colonnes le texte d’un traité passé en décembre 1863, quelques mois après le nôtre, entre les rois de Siam et du Cambodge. Ce traité avait été tenu secret à Oudong et à Bangkok, et l’on ne sait par suite de quelle indiscrétion il avait pu se trouver en possession d’un journaliste anglais. Ce traité était le pendant de deux nations rivales. Il se figurait que les choses pourraient aller ainsi et qu’il pourrait vivre en paix, lui, pendant que les protecteurs se chamailleraient.
Le représentant du protectorat français fit entendre au roi des paroles sévères ; il demanda, de la part du gouverneur de la Cochinchine, des explications au sujet de certains articles de ce traité secret, et il se mit à surveiller de plus près les menées de la cour de Siam, dont la tendance à accroitre sa fatale influence au Cambodge n’était que trop manifeste.
M. le consul de France à Bangkok annonçait la résolution du roi de Siam de renvoyer le prince Prea-kêu-féa au Cambodge. L’amiral de la Grandière demanda l’ajournement de cette mesure et s’informa, auprès de Norodom lui-même, si la présence de ce prince dans le royaume n’aurait pas des inconvénients. A la suite de ces communications, il fut décidé que le Prea-kêu-féa resterait éloigné jusqu’à nouvel ordre.
C’est dans le mois de septembre 1864 que, pour la première fois, Norodom témoigna le désir d’instituer un ordre de chevalerie.
L’aventurier Assoa, qui s’était établi sur la frontière, entre Chaudoc et Hatien, et qui faisait des incursions au Cambodge fort gênantes pour la population, craignant sans doute d’être chassé du lieu où il s’était fixé et d’être, sur notre demande, livré par les Annamites, demanda, en décembre 1864, à l’autorité française la permission de s’établir dans la province de Mytho avec trois cents de ses partisans. Cette autorisation lui fut accordée, mais il n’en profita pas.
En janvier 1865, le prince Prea-kêu-féa, toujours proscrit à Siam, obtint du gouvernement siamois de se rendre à Battambang, où il avait à présider à la cérémonie de la crémation du corps d’une de ses premières femmes qui venait de mourir. Avant de partir, le prince avait laissé au gouvernement et au consulat de France la promesse écrite qu’il n’essaierait pas de pénétrer au Cambodge, et qu’une fois la fête finie, il rentrerait à Siam.
Arrivé à Battambang, le prince députa quelques mandarins de sa suite à l’amiral de la Grandière, afin de l’informer de sa présence sur la frontière du Cambodge, de lui faire présenter ses devoirs et tâcher surtout de le décider à s’employer pour obtenir qu’il pût rentrer dans son pays, promettant, si on lui accordait cette faveur, d’être fidèle au roi, son frère ainé, et de ne lui causer jamais aucun embarras.
L’amiral fit dire au prince qu’il avait à tenir d’abord ses promesses en retournant à Bangkok, mais qu’il ne voyait pas d’inconvénient à ce qu’il vint plus tard s’installer à Saïgon avec sa famille, si tel était son désir, et qu’il mettait à sa disposition, pour le conduire dans notre colonie, un navire de guerre français qui devait se rendre à Bangkok à la fin de février. L’amiral promettait au prince ses bons offices pour lui obtenir du roi une pension suffisante pour lui permettre de vivre et de faire bonne figure à Saïgon.
C’était là un bon plan de campagne, car le prince pouvait être directement surveillé par nous à Saïgon ; nous retirions aux Siamois une partie de leur influence et de leurs moyens d’action et nous gagnions, nous un bon remède à appliquer sur les infidélités et les amours changeantes de S.M. Norodom.
Prea-kêu-féa (qui plus tard jouera un rôle dans la maitrise de la rebellion de Pou Combo en 1866-1867) arriva à Saïgon le 9 mai 1865. Norodom fut avisé de l’arrivée de son frère dans notre colonie, et des mesures qui avaient été prises pour le surveiller et l’empêcher d’entreprendre quoi que ce soit qui pût troubler la tranquillité du Cambodge et gêner l’action des hommes chargés de son administration. Le traitement du prince interné à Saïgon fut porté à la somme de quatorze mille francs par an, à prendre sur le trésor du roi du Cambodge.

Dans le mois de juin 1865, Assoa agita les provinces du sud-ouest du Cambodge ; il se disait prince, lui aussi, et prétendant à la couronne. Afin de déjouer au début les manœuvres de cet aventurier, le représentant français fit afficher des proclamations tendant à éclairer les habitants sur les pièges qu’on leur tendait et déclarant que l’autorité française était bien décidée à combattre cet imposteur, ainsi que ses partisans et à les traiter avec la dernière rigueur.
Vers le commencement de juillet 1865, l’amiral fit au gouverneur annamite de la province de Chaudoc, qui était allé le voir à Saïgon, des représentations au sujet de son indifférence, ou du peu d’empressement qu’il mettait à repousser les rebelles cambodgiens qui agitaient les provinces du sud du royaume, et qui faisaient sur le territoire annamite de fréquentes incursions pour se ravitailler, ou se mettre à l’abri lorsqu’ils étaient poursuivis et serrés de trop près. Ce gouverneur promit de faire traquer les factieux s’ils se représentaient chez lui et d’agir, enfin, conformément aux intérêts de l’autorité établie au Cambodge.
De son côté, le représentant du protectorat, instruit de l’appui que l’autorité annamite prêtait aux rebelles, partit pour Chaudoc sur le navire qu’il commandait, afin de réclamer et, au besoin, d’imposer au gouverneur une conduite plus correcte et lui rappeler les obligations qui incombent à une puissance limitrophe d’un pays en révolution. Cet officier signa avec le gouverneur de Chaudoc un arrangement par lequel celui-ci s’engageait :
1° A laisser passer sur le territoire annamite les troupes que Sa Majesté le roi du Cambodge enverrait dans le sud pour reprendre les pays occupés par Assoa.
2° Le gouverneur de Chaudoc devait faire connaitre à toutes les autorités provinciales sous ses ordres que le territoire annamite était interdit à Assoa et à ses partisans.
L’amiral de la Grandière écrivait, à la date du 09 août 1865, au vice-roi de Vinh-long pour se plaindre des procédés des petits mandarins annamites, qui continuaient à donner asile aux rebelles, malgré les engagements pris par leurs chefs à l’égard de la France. À Chaudoc, contrairement à l’article premier de la convention précitée, on retenait un chef malais nommé Tuon-sait, envoyé d’Oudong pour s’emparer d’Assoa. Sommé de s’expliquer sur ses actes, si peu conformes à ses engagements écrits, le gouverneur de Chaudoc répondit que Tuon-sait, bien que de race malaise, était sujet annamite, puisqu’il habitait depuis longtemps la Cochinchine, et qu’il avait librement accepté du gouvernement de Hué l’administration d’un village malais, fort important, situé en face de Chaudoc, sur la rive gauche du fleuve postérieur. De plus ce chef malais avait eu tort de ne point avertir préalablement l’autorité annamite, dont il relevait, avant de se rendre au Cambodge pour se mettre à la disposition des chefs de ce pays, afin de les débarrasser d’Assoa. Cependant, le Ong-Tong-Doc de Chaudoc voulut bien consentir à laisser le Malais traverser son territoire pour tenter de s’emparer d’Assoa dans un coup de main, à condition que ce chef malais revienne ensuite dans son village reprendre ses fonctions.
Au mois de septembre 1865, à la faveur des troubles suscités par Assoa dans les provinces côtières, la piraterie reprenait de plus belle dans le golfe de Siam, et nous n’avions précisément à Saïgon aucun navire disponible qui pût être envoyé sur les lieux pour détruire ces pirates.
Dans une visite que le vice-roi de Vinh-long fit au gouverneur de la Cochinchine, en septembre 1865, ce haut fonctionnaire renouvelait ses promesses de nous aider à poursuivre les perturbateurs du Cambodge.
Quelques jours après Assoa, traqué et craignant d’être pris, écrivit à l’amiral Roze, gouverneur par intérim de la Cochinchine, pour lui demander l’autorisation de se retirer sur le territoire français. L’amiral ne lui répondit pas par écrit, de crainte qu’il ne fit de sa lettre le mauvais usage qu’il avait fait dans le temps d’une dépêche pourtant sévère de l’amiral de la Grandière, en la montrant aux populations comme une preuve des bons rapports qu’il disait exister entre lui et les Français ; mais il lui fit savoir que s’il se présentait sur le territoire français, et qu’il y fit de suite acte de soumission, il ne lui serait fait aucun mal et qu’on lui accorderait la faveur de vivre tranquille et libre dans le lieu qu’on lui indiquerait.
La démarche d’Assoa n’était qu’un calcul, une manœuvre pour parer à un besoin quelconque du moment. En attendant, il s’étendait et gagnait de plus en plus du terrain au Cambodge. Assoa se tenait personnellement à portée des mandarins annamites, dont il continuait, malgré tout à demander et obtenir des secours.
L’amiral Roze somma, à la date du 14 octobre 1865, le vice-roi de Vinh-long d’avoir à livrer Assoa et ses principaux complices, et il expédia une grande canonnière pour appuyer cette demande impérative. Ce n’était pas sans raison que l’autorité française se montrait, enfin, fatiguée de l’indifférence et même de la mauvaise volonté des chefs annamites : les rebelles allaient et venaient dans les provinces de Chaudoc et d’Hatien sans être aucunement inquiétés, et le premier lieutenant d’Assoa, A-kau, avait sa famille à Chaudoc, s’y présentait lui-même souvent sans se cacher et sans qu’on songeât à le molester le moindrement. Enfin, vers le mois de novembre, les mandarins annamites, pressés et menacés s’ils ne livraient pas Assoa, firent une démonstration, qui n’était encore qu’une duperie ; ils levèrent six cents hommes et annoncèrent bruyamment qu’ils allaient arrêter Assoa à Compong-Crabau.
Comme on n’entendait pas parler des mouvements de cette colonne, le gouverneur cambodgien de Treang se rendit en cachette à Chaudoc, le 14 novembre 1865, où il apprit de source sûre qu’il ne serait rien entrepris de sérieux contre Assoa, avant le retour d’un courrier qu’on avait expédié à Hué pour prendre, sans doute, les ordres de l’empereur d’Annam. En attendant, on avait invité le chef rebelle à passer le canal d’Hatien, c’est-à-dire la frontière annamite, ce qu’il fit aussitôt mais sans s’éloigner sensiblement, car il resta sur les confins de la province de Treang, qui s’appuie sur le canal. De cette manière, la responsabilité des mandarins annamites se trouvait couverte, sans que la situation respective des uns et des autres fût modifiée. Assoa se trouva pourtant un peu plus exposé aux poursuites des troupes royales du Cambodge, et pour parer à cet inconvénient il fortifia son campement.
En novembre 1865, l’amiral de la Grandière revint de France apportant la croix de la Légion d’honneur pour Norodom.
Dans les premiers jours de janvier 1866, les gouverneurs de Chaudoc et d’Hatien, qui s’étaient le plus compromis, allèrent à Saïgon renouveler leurs protestations d’amitié et leur ferme volonté de s’emparer d’Assoa. Pour prouver la sincérité de leur déclaration, ils remirent au gouverneur de notre colonie deux petits chefs rebelles absolument insignifiants, quatre éléphants et deux canons pris sur les insurgés.
Le vice-roi de Vinh-long, lui, partit pour Hué, afin de rendre compte à son gouvernement de la situation et demander des instructions précises sur la manière dont il devait naviguer au milieu des écueils qui l’entouraient. Il était de retour de son voyage et il passait à Saïgon le 26 janvier 1866, se rendant à son poste. Il ne fut pas possible de le faire s’expliquer clairement sur les motifs de son voyage à Hué, mais on les devina aisément et on crut reconnaitre à son attitude qu’il rapportait, enfin, des ordres pour donner au gouvernement de Saïgon les satisfactions qu’il demandait, c’est-à-dire la neutralité des Annamites dans la rébellion qui s’était produite tout près d’eux au Cambodge, l’arrestation et le désarmement des rebelles s’ils se réfugiaient dans les provinces relevant de lui.
Ce fut dans le mois de février 1866 que l’on s’occupa des préparatifs de l’exploration de la vallée du Mécong, ordonnée par le ministre de la marine. L’amiral de la Grandière en confia la direction à M. de Lagrée, capitaine de frégate, alors représentant du protectorat français au Cambodge qui méritait à tous les points de vue le choix dont il était l’objet. Le départ de Saïgon de la commission d’exploration du fleuve eut lieu le 5 juin 1866.

Nous avons laissé Assoa s’agiter dans les provinces du sud-ouest pour nous occuper des événements plus graves qui se précipitaient dans l’Est sous l’impulsion de Pucombo (également à la t^te d'une rebellion avec le même objectif de conquérir la royauté du Cambodge, voir  Pu Combo 1866 1ere partie, Pu Combo 2eme partie les débuts de la révolte de 1866). 

Les Annamites livrent Assoa pariant sur Pucombo
Les autorités annamites se décidèrent enfin à agir contre Assoa, qui fut arrêté, blessé grièvement et livré au gouvernement de Saïgon, le 19 août 1866. Ce fut là une mesure adroite. Assoa était devenu plutôt gênant qu’utile aux ennemis du roi et aux nôtres ; c’était d’ailleurs trop de deux prétendants à la fois pour la couronne du Cambodge ; les réunir, c’eut été impossible car ils visaient au même but ; les laisser agir séparément, c’était diviser ses moyens d’action et s’affaiblir. Il fallait absolument sacrifier un de ces prétendants et le choix tomba sur Assoa, qui était le moins puissant, et qui fut la victime de cette nouvelle intrigue des Annamites, qui s’étaient arrangés de manière à concentrer, à fortifier la révolution qui s’accomplissait au Cambodge, tout en donnant une satisfaction éclatante à l’autorité française en lui livrant Assoa qu’elle réclamait depuis si longtemps.